▬ LIBRE
Vous joindrez-vous à ma chevauchée?
La vieille Fièretête n'était plus si alerte qu'elle l'avait été dans leurs premières années de vie commune, néanmoins, elle allongea obligeamment la foulée quand Aoira lui demanda d'un claquement de langue. Bien cramponnée à une poignée de crins noirs filetée d'argent, la jeune femme tenait à peine les rênes de sa monture, trop concentrée sur son observation des environs. Ici et là, ses chevaux pâturaient par petits groupes, passant comme souvent la journée en liberté sur les vastes plaines des environs. Ce mode d'élevage avait l'avantage de leur permettre de conserver un minimum d'instinct naturel: ainsi on produisait des coursiers au pied fiable, sachant sentir le danger sans paniquer. L'avantage était aussi l'inconvénient, puisque les jeunes étalons se livraient fréquemment à des courses sauvages qui pouvaient grandement les éloigner de la sécurité de l'écurie.
De temps à autres, Aoira était donc obligée de rattraper ces petits groupes de têtes brûlées pour les ramener vers la sécurité. Mais la vieille Fièretête n'était pas la meilleure monture pour rattraper une horde de yearlings fringants. Cependant, sa propriétaire aurait eu le sentiment de la trahir si elle avait exécutée ses tâches quotidiennes sur le dos d'un cheval plus jeune. Sans compter que la cavale aurait été capable de faire la tête si elle avait vu un autre coursier sous la selle de sa cavalière! Comme toutes les vieilles dames, Fièretête avait toutefois ses humeurs et elle décida soudainement qu'elle était trop âgée pour piquer des galops pareils. Freinant des quatre fers, elle manqua de faire s'envoler Aoira par dessus ses oreilles.
Aucune cajolerie ne convainquit la jument noire de repartir, même au pas. De guerre lasse, l'éleveuse démonta avec un soupir agacé pour poursuivre sa route à pieds, suivie de sa monture dont elle avait attaché les rênes au pommeau de la selle. Les plaines semblaient s'agrandir démesurément quand on les considérait depuis ses deux jambes et non du dos d'un cheval. Aller d'un point à un autre semblait infiniment plus long quand on connaissait l'ivresse du galop. Pendant près d'une heure, les deux compagnes arpentèrent la plaine au ralenti, suivant la piste labourée par les petits sabots durs des jeunes étalons fugueurs. Au fond d'une cuvette, Aoira reconnu les traces d'un assaut pour jouer comme ils en menaient souvent. Ils avaient donc dû s'arrêter un petit moment, lui laissant une chance de les rattraper.
Son instinct ne la trompait pas: au sortir de l'encaissement, elle pu enfin apercevoir les petits rebelles. Ils étaient cinq ou six, aux robes chamarrées. Ils avaient presque atteint leur taille adulte, mais leurs jambes avaient encore cette longueur démesurée propre aux poulains. Leurs flancs et leurs poitrails ne s'étaient pas étoffés, leur donnant une allure singulière, un peu déséquilibrée. A présent, ils se reposaient deux par deux, tête bêche pour se toiletter mutuellement et chasser les mouches. Quelques curieux, des voisins sûrement, observaient la troupe de yearlings à une centaine de mètres d'Aoira, qui leur adressa un salut de la main. Fièretête s'occupait de jouer son rôle de matriarche, regroupant et repoussant les jeunes chevaux vers l'élevage à coups de dents et d'encensements menaçants. La jeune éleveuse avait vite comprit que jouer sur la hiérarchie existant entre les bêtes était plus aisé que de s'épuiser à courir, licous à la main pour attraper les bêtes.
Fièretête, forte de son expérience et de son statut dans le troupeau, faisait du meilleur travail que n'importe quel imbécile armé d'une corde et d'un fouet. Pendant ce temps, Aoira n'avait qu'à bailler aux corneilles en regardant l'infinie mer verte se briser au loin sur les montagnes: son travail se faisait tout seul! N'était-ce point le rêve de tout le monde?